Bonjour Cerise et Louise, quels ont été vos parcours ?
Louise (CR): Je suis arrivée dans la pub par hasard.. Je suis à la fac d’arts plastiques, un peu par défaut, je rencontre un autre élève qui rêve de devenir publicitaire (et qui a fait autre chose au final). Il va faire un stage à la Young et me propose d’y aller avec lui. À ce moment, tout ce que je sais de la pub, je l’ai vu dans Culture Pub alors évidemment, ça a l’air plutôt cool. Je débarque donc fraîchement dans un monde où on parle couramment le franglais, on me dit que je vais « prendre un brief pour un tag, faut faire un storyboard en utilisant les key visuals » et je ne comprends même pas cette phrase. Lors du brief (pour un yaourt), on me précise que juridiquement, je n’ai pas le droit d’utiliser le mot yaourt.
J’essaie de faire comme si tout était normal mais intérieurement, je me demande si je ne suis pas dans une annexe de Saint-Anne (une sensation qui me traverse encore aujourd’hui quand je bosse sur certains briefs). Finalement, je me prends vite au jeu et on m’embauche après un certain temps de servage stage.
Cerise (DA) : Après un Bac L, j’ai d’abord entrepris des études de sociologie-anthropologie jusqu’en licence. À la base je voulais faire de l’ethnomédecine, travailler dans la recherche des techniques de guérison traditionnelles perdues. (J’étais surtout inspirée par les salles de cours situées au Jardin des Plantes, remplies de bocaux, de fossiles et autres curiosités exotiques). Mais faute de place dans cette option, je me suis retrouvée en anthropologie du langage. C’était chouette jusqu’à ce qu’on m’annonce que j’allais faire ma thèse sur les marchés forains de Calais. J’ai eu du mal à me projeter.
De là, j’ai décidé de changer de cap et de faire de l’architecture intérieure. Après une prépa arts appliqués à Penninghen, j’ai finalement choisi les arts graphiques et suis rentrée à l’Epsaa (École Professionnelle Supérieure d’Arts graphiques de la ville de Paris). C’est un stage de DA chez Young & Rubicam entre ma 2ème et 3ème année qui m’a fait découvrir la pub. Quelques mois plus tard, dans la queue pour monter sur la tour Eiffel (improbable mais vrai), j’ai croisé un DA de la Young (Adrien Serre) qui m’a dit qu’ils cherchaient un assistant DA, et c’est comme ça que j’ai eu mon 1er job. Mais ma vraie formation publicitaire, je l’ai acquise en regardant Les Nuls L’émission, avec assiduité, tous les samedis de 1990 à 92.
Depuis combien d’années travailles-tu dans le milieu de la publicité ?
Cerise & Louise : Nous sommes arrivées la même année à la Young en 2003. On travaillait sur le plateau Danone à l’époque en tant qu’assistantes puis très vite en team junior. Ce qui signifie que nous sommes en team depuis un temps qui se compte sur les doigts de 5 mains (n’essaie pas de compter). Après la Young (R.I.P), on a fait CLM (R.I.P), BDDP (R.I.P) et maintenant la fringante ROSA depuis 2 mains à 5 doigts.
As-tu hésité à faire de la pub, tu aurais fait quoi à la place ?
Louise : Si le hasard ne m’avait pas conduit là, si j’avais mieux cerné mes centres d’intérêt (et si j’avais mieux travaillé à l’école), je pense que j’aurais aimé être urbaniste. Sinon, petite, je voulais être artificier (artificière ?) … pour créer des feux d’artifice et faire péter des buildings avec l’accord des autorités. Mais je suis malheureusement une quiche intersidérale dans toutes les matières scientifiques.
Cerise : J’ai eu envie de faire plein d’autres choses que de la pub : avocate, restauratrice de tableaux, commissaire de police, anthropologue, profiler, architecte…
Mais je crois que c’est plutôt la pub qui m’a choisie. Avant mon premier stage à la Young, je n’avais jamais envisagé de « travailler » dans la pub. Pourtant, j’ai toujours aimé ça. Aux fêtes de famille, enfant, avec ma cousine, on programmait des spectacles entrecoupés de fausses pubs écrites par nos soins, avec des mises en scène de qualité (au moins, notre public n’osait pas aller faire pipi pendant la pub).
J’ai aussi passé une bonne partie de mon enfance sur des plateaux de tournage à jouer dans des pubs des années 80 pour une quarantaine de spots (fromage, poulet, céréales, huile… toute la chaine alimentaire) qui m’avaient laissé globalement de bons souvenirs. (Donc en fait, ça fait 40 ans que je travaille dans la pub…)
Alors, quand l’occasion de « travailler » pour de vrai dans la pub s’est présentée, je n’ai pas vraiment hésité. C’était une bonne façon de combiner un intérêt pour la sociologie, la création et le plaisir de résoudre des énigmes, de façon ludique et avec la possibilité de sortir un peu de son bureau de temps en temps pour produire des campagnes et rencontrer à chaque fois de nouvelles personnes.
Quand même un métier que j’aurais vraiment aimé faire : travailler à la déco, à la fabrication de maquettes et props pour le cinéma.
Tu es ‘fan’ de quoi ?
Louise : Les chevaux, l’écriture (on ne se refait pas), les Simpson, le théâtre …
Cerise : 1000 trucs… Les films des frères Coen, de Jacques Tati, Jean Yanne, American Beauty, Twin Peaks, l’ethio jazz (Mulatu Astatke), les photos de Gregory Crewdson, Man Ray, Jeronimus Bosh, Gouniche/Ratapoil/les Mous de Delphine Durand, La famille Addams des années 60, les Sentaï, Alien Theory, Stupeflip, les monstres en général, Georges Simenon, Marcel Duchamp, Groland, les conférences d’Étienne Klein, The Muppet Show, Khruangbin, … ok, je cite pas les 1000…
Tu as travaillé sur quels budgets ?
Cerise & Louise : On a travaillé sur beaucoup de marques évidemment mais Monoprix nous a offert un terrain de jeu idéal pour nous. Construire le territoire Ouigo aussi, dépoussiérer la com corpo avec GRDF … Globalement, notre dada, c’est l’entertainment.
Parlez-nous de 2-3 choses que vous avez faites :
Monoprix : Lait drôle la vie. Peu de différences entre le script et le produit fini. À l’arrivée, un film dont le succès a largement dépassé nos attentes.
Monoprix : Humanity’s first queue. Des centaines de millions de vues … en Asie du sud !
GRDF. The big jump. Quand Jamel Debbouze et les Traktor te disent qu’ils adorent le script, ça fait plaisir ++. Et bosser avec eux, ça a été génial :
GRDF. The farewell party. Bien avant qu’Elon Musk envoie les premiers riches touristes dans l’espace. Tourner avec Nima Nourizadeh, c’était une super expérience aussi :
OUIGO. The Pinball. On s’amuse à construire tout un territoire (ré)créatif, toujours en activité aujourd’hui.
On fait plein de jeux comme ce jeu de cartes qu’on développe avec le talentueux Nico Mas
https://nicomas.com/ouigo-les-7-familles
Et ce pinball en ligne http://letsplay.ouigo.com/ avec les brillants Merci Michel grâce à qui le jeu réalise le combo de devenir FWA of the Year et AWWWARD of the Year.
Bon il a aussi un peu tué la productivité de l’agence pendant quelques mois …
Monoprix révolution. Ce n’était pas le brief mais c’était l’année de l’anniversaire de Mai 68 … avec une marque de boomers pareille, on ne pouvait pas rater une telle occasion. On a tenté, on a imprimé ça avec des Pantone fluos et on était bien contentes du résultat !
Acadomia. On rentre le budget avec cette campagne. Une campagne print comme on en fait de moins en moins, avec une top photographe, Sophie Van Der Perre.
Après, il y a encore plein de trucs qu’on aime bien mais qui dorment encore dans le tiroir des refusés …
Tu fais quelque chose en parallèle de ton métier, des projets ?
Louise : Plein d’idées mais pas trop le temps de les exploiter malheureusement.
Cerise : J’ai plusieurs projets avec mon 2ème binôme (celui de la vie privée) qui est illustrateur, notamment une série de BD. Mais quand tu travailles en agence, avec en plus 2 enfants, ménager du temps est un vrai casse-tête. Donc autant dire que notre projet avance à la vitesse d’une tortue avec des baskets de plomb… Sinon, mon kiff c’est de faire des photos à la Rain Man en voiture quand on part en road trip. Un jour, j’en ferai peut-être quelque chose…
Quel est ton meilleur et pire souvenir ?
Cerise & Louise :
Meilleur souvenir > Aller au MAD (Musée des Arts Déco de Paris) pour voir tout notre travail exposé lors de la rétrospective Prisunic/Monop : nos films, nos prints, nos paquets cadeaux collector…
Sinon récemment, travailler avec Jamel Debbouze et les Traktor … meilleur tournage ever. Tourner avec des stars, ça peut être difficile mais là c’était tout le contraire, c’était généreux, pro … très enrichissant.
Le pire > Pas le temps d’expliquer le contexte mais on est dans une Porsche décapotable qu’on doit conduire sur un set. La voiture décapotée, les lunettes de soleil sur le nez, on prend la route direction Marseille. À la suite d’un plantage de sortie de rond-point, on se retrouve à devoir traverser le parking d’un lycée à 8h30. Sauf qu’il y a d’énormes trous sur ce parking sablonneux, genre dos d’âne inversé. On passe un trou, le deuxième, pas très discrètement parce que le châssis très très bas de la voiture, grince comme une craie sur une ardoise. On regarde le 3ème trou. Enfin trou, on est plus près de la tranchée à ce stade.
On pense au châssis, à la caution … pas le choix, on doit faire machine arrière (avec les mêmes grincements). Comme il y a déjà 10 voitures engagées derrière nous qui doivent aussi faire marche arrière pour qu’on puisse sortir, l’opération prend un peu de temps. Ça laisse tout le loisir à bien 50 élèves de sortir leur smartphone pour filmer cette scène gênante. Néanmoins, on a rarement autant ri.
C’est qui ta génération de créas, ceux avec qui tu as grandi ?
Cerise & Louise :
Les créas avec qui on a grandi :
On peut citer en priorité la génération CLM BBDO : Julien Perrard, Nicolas Hurez, Lucie Vallotton, Léo ( des Megaforce), David Bertram. La génération BDDP&Fils : Fabien Nunez, Fred Leclerc.
Sinon, ceux qui nous ont fait grandir :
On fait partie de ces créatifs qui ont été mis tout de suite dans le grand bain sur des petits sujets, mais en se débrouillant seuls.
On n’a jamais vraiment assisté personne et eu peu de créatifs référents pour nous coacher. Il y a eu tout de même 3 personnalités déterminantes à nos débuts : Gilbert Mach qui était rédac chez Young & Rubicam (aujourd’hui DCA chez McCann) et qui en plus d’être la personne la plus adorable du monde, a été pour nous un vrai maître Jedi (Ils nous appelait ses Padawan).
Jacques Jolly, notre premier directeur de création qui nous a fait confiance, au point de tenir tête à une cliente qui voulait nous sortir d’une prod de 7 films quand elle nous a rencontrées pour la première fois en pré-pro, pensant qu’on était des stagiaires (alors qu’on avait fait toute la créa, les tests, depuis des mois).
On ne l’a pas su, jusqu’à la sortie des films : C’est la cliente elle-même qui nous a raconté l’histoire, disant que Jacques avait eu raison de refuser de nous sortir. Et Olivia Van Hoegaerden (rédac et DC à la Young à l’époque) qui par son humour au 3ème degré, son esprit critique et son sens de la dérision nous a fait garder à l’esprit qu’on ne fait jamais « que de la pub ».
Après il y a eu Gilles et Jeff. C’est Bertille Toledano (qui nous connaissait de la Young) qui a parlé de nous à Gilles et Jeff fraîchement nommés DC chez CLM. Ensuite, on est parti travailler avec notre ancien voisin de bureau, Olivier Moine qui venait de prendre la direction de création de BDDP. Après, Gilles et Jeff nous ont rappelées chez ROSA.
Quelles sont les pubs que tu préfères, tes classiques ?
Louise :
J’adore l’univers d’Ian Pons Jewell :
Impossible de faire ça dans nos contrées mais l’ambiance de ce film me charme et la signature m’achève :
Un film publicitaire qui mérite vraiment le qualificatif de disruptif :
Ça m’a scotché et ça me scotche encore :
https://droga5.com/work/the-new-york-times-truth-is-worth-it/
Old one but good one: Sebastian !
Une réf qu’on se partage souvent à l’agence avec Gilles, Jeff et JP et que seuls les gens de 35 et + ont encore (ici en version HD de l’époque). Je pense que ça revient souvent parce qu’aujourd’hui les marques préfèrent l tiédeur et il est difficile de lutter contre cette mollesse. Or on sait pertinemment qu’à force de vouloir plaire à tout le monde, on ne plaît jamais à personne.
Cerise :
Mes références ultimes en pub sont des pubs barrées, dadaïstes, simples et implacables :
La série Fox sports (Turquie, Inde, Chine, Russie) des Traktor (cœur sur eux).
L’odyssée du Luminou de 2001
La série Currys Chistmas, avec Jeff Goldblum
La série “Never say no to Panda” pour le fromage du même nom :
Autres campagnes qui ont réussi à imposer un territoire très riche et complet :
La campagne australienne Dumb ways to die pour promouvoir la sécurité sur les quais du métro de Melbourne. Un clip, des mini-jeux, des peluches collector : une prouesse pour un service public !
La campagne de lancement de l’Euromillions (Young & Rubicam) : clip, films TV, petits films viraux, print… un modèle de 360 très précurseur.
Tu as des modèles de créatifs dans la publicité ou en dehors, des gens qui t’inspirent ?
Louise : On n’est pas trop groupie de publicitaires, intellectuellement, on se nourrit plutôt ailleurs, partout ailleurs. Mais si je devais citer quelqu’un du métier, je dirais BETC. Cette agence traverse les décennies en restant dans l’air du temps, voire en le créant, l’air du temps. J’aime bien l’idée d’une agence de pub avec des performances mais aussi des ambitions culturelles.
Cerise : Je n’ai pas de noms particuliers qui me viennent à l’esprit. Ce ne sont pas tellement les personnes avec ce qu’elles cherchent à montrer d’elles-mêmes ou ce qu’en montrent les médias qui m’inspirent. Les créatifs inspirants le sont surtout par leurs réalisations. Ce sont plutôt les gens au sens large que je trouve « inspirants », quand ils le sont malgré eux. Dans la queue du supermarché, dans le métro, à un mariage, à la plage, … Ou bien les personnages de fiction : Par exemple, Mac Giver, c’est un putain de créatif !
Tu vois quoi comme changement entre tes débuts et maintenant ?
Louise : J’ai plus de mal à dire ce qui n’a pas changé en 20 ans … entre l’invention des réseaux sociaux, l’IA qui débarque et la crise plus profonde d’un métier qui peine à se trouver un sens … le chamboulement est total. Mais le changement que je trouve le plus regrettable, c’est cette obsession à occuper l’espace partout, tout le temps, à n’importe quel prix. On retrouve ça autant chez les marques qui produisent des tas de contenus qui ressemblent à des gesticulations désespérées pour se faire remarquer, que chez les gens qui déroulent des kilomètres d’ego trips sur leur wall.
J’attends avec impatience le retour du moins mais mieux et de cette politesse faites aux autres, de ne pas exister. J’y crois encore.
Cerise : Avant, on avait un brief, un peu de temps pour concevoir (déjà trop peu), un peu de temps pour mettre en forme, faire des roughs (en dessin, eh oui !!). Aujourd’hui, parce qu’il y a Photoshop et l’IA, et parce que quiconque croit être capable de produire une image sur son smartphone, on n’arrive plus à exiger le temps nécessaire pour obtenir de la qualité.
Les clients ne sont plus capables de se projeter sur des « dessins » parce qu’ils se sont habitués à voir des images toutes faites, là où le dessin te permettait de mettre en forme des concepts originaux, directement issus de ton cerveau, et non pas de Pinterest …
Or présenter des créas qui ressemblent à des produits finis (la photo avant le shoot, le film en mood-tape qui est déjà le film…), tout ça en un temps record, ça limite nécessairement la création qui doit se plier à ce que l’on peut déjà trouver d’existant à bricoler. Le temps de conception pour arriver au meilleur résultat possible, c’est incompressible. Et sans bonne conception, on a beau avoir l’IA, on n’aura rien de bon à lui demander à l’IA.
Cerise & Louise : Sinon pour nous, ce qui ne change pas, c’est qu’on confond encore nos prénoms (même des gens qui travaillent avec nous depuis des années mais on ne donnera pas de noms).
Un conseil pour ‘réussir’ dans ce métier ?
Louise : Depuis qu’on travaille, on a vu 3 pots de départ à la retraite dont 2 gars des services généraux. Alors pour moi, l’ultime réussite dans ce métier, c’est de durer. Et pour ça à mon avis, il faut faire les bons choix de carrière quand ils se présentent, c’est-à-dire, principalement, choisir les bonnes personnes avec qui tu vas travailler. Et surtout se cultiver sur tout, constamment, pour garder des idées fraîches.
Cerise : Toujours identifier ce qui peut être amusant ou intéressant à l’intérieur de sujets qui ne le sont pas toujours au premier abord. Vous n’aurez pas la satisfaction de sauver des vies, donc donner du plaisir au public en produisant quelque chose de drôle, de beau ou au moins qui ne prend pas les gens pour des idiots, c’est déjà pas mal. D’ailleurs, il y a plus de mérite à faire une bonne pub avec un produit naze, qu’avec une marque déjà très glamour.
Et trouver de l’amusement au quotidien, dans la façon de concevoir, c’est une bonne solution pour tenir dans la durée, pour ne pas s’épuiser trop vite : Le taux de conversion conception/réalisation est quand même assez faible, donc il ne faut pas tout miser sur la production pour se faire plaisir dans ce métier.
Merci !