INTRO
Il y a toujours ce moment, à la fois jouissif et extrêmement frustrant, où l’on découvre une super campagne pour la première fois. Ce plaisir mêlé de jalousie où l’on se dit « p*tain, quelle bonne idée ! ». Et puis parfois, en creusant un peu, une autre question nous rend encore plus jaloux : Mais comment ont-ils vendu ça ?
Vendre, c’est un talent. Au même titre qu’avoir des idées ou les réaliser. Et ce talent, c’est celui de ceux qu’on appelle en agence : les commerciaux.
Mais c’est qui les commerciaux ? Ici, c’est Julien Levilain. Ado, il aimait les slogans et le navigateur Gérard d’Aboville. Quelques années plus tard, il rejoint l’un des bateaux pirates les plus célèbres de la publicité française : Buzzman. Retour sur son parcours. Et sur ses méfaits.
NDLR : Cette série d’interviews est orchestrée par Joseph Rozier.
Peux-tu nous raconter un peu ton parcours ? Qu’est-ce qui t’a donné envie de travailler dans la pub ?
Je regardais pas mal la télé et j’ai toujours été fasciné par les slogans. Par exemple, j’ai été très marqué par la pub EDF avec Gérard D’Aboville, dans l’océan… Je trouvais ça génial de voir ce mec, un héros, dont on parlait beaucoup dans les années 90 et qui ne pensait qu’au confort d’un bain chaud. On voulait être comme lui et lui rêvait de ce qu’on avait. http://www.culturepub.fr/videos/edf-la-mer/
Mais les slogans, tout ça… pour moi, ce n’était pas un métier. Alors j’ai fait une prépa HEC. J’avais en tête de faire de la finance et de faire plein de thunes. Mais je me suis vite rendu compte que ce n’était pas pour moi. Impossible de me conformer à cet univers… Je me tourne donc vers le marketing et commence chez DIM en tant qu’assistant-chef de produit « slip & sous-vêtements masculins ». Et là, grosse déception. J’ai trouvé ça hyper normatif, on répétait sans cesse les mêmes trucs. Retour à la case départ. Je m’intéresse à un cours de pub donné par un type qui s’appelait Philippe Cohen et qui bossait chez Publicis, je crois. Ce fut une révélation ! J’ai pris ça comme un jeu, un casse-tête ultra stimulant avec des mots et des images.
2005. Je me retrouve en stage au pôle commercial d’Ogilvy & Mather. J’y rencontre Guillaume Martin, qui était planneur, et Christophe Neyret qui était commercial sur Sprite ou Fanta, je crois. Ils étaient intelligents, ils adoraient la pub et ça m’a plu. À cette époque, je voulais être planneur. Pour moi, c’était étrange de vouloir être commercial. C’était comme être latéral dans une équipe de foot. Du coup, j’ai fait un peu de planning là-bas.
De 2007 à 2011, je me suis retrouvé un peu par hasard chez Euro RSCG C&O (Ex-Havas Paris) en tant que consultant sur EDF. C’étaient des commerciaux qui ne faisaient pas de prod ou presque, et surtout pas mal de strat’. Donc ça m’allait pas mal. J’y ai appris plein de trucs qui me servent encore aujourd’hui. Mais j’ai aussi vite compris qu’un PowerPoint et un raisonnement intelligent n’aboutissaient pas toujours à de bonnes idées. Alors qu’à la fin, c’est ça que les gens voient et que les clients achètent.
Avril 2011, j’arrive chez Buzzman. J’étais tombé sur un titre RP dans Stratégies qui disait « Buzzman remporte les budgets Europe de Au féminin, Teva et MTV Mobile ». Je me dis wouah, les mecs ne plaisantent pas. Mais c’était du bluff total. C’étaient des tout petits trucs sauf MTV qui tenait la route !
Sans trop comprendre comment, je me suis retrouvé parachuté directeur commercial. Et pour parachever le tout, je chapeautais aussi le planning stratégique. À seulement 30 ans, j’avais plus d’expérience que la plupart des gens. Au bout de 3 ou 4 mois, je me suis retrouvé avec un rôle assez central. Thomas Granger et Georges Mohammed Cherif m’ont fait confiance très vite.
À l’époque, on ne faisait quasiment que des activations. Dès qu’un client voulait des activations digitales un peu sexy, il pensait naturellement à Buzzman. En revanche, c’était une agence absolument non-référencée en communication traditionnelle (TV, print…). On faisait énormément de pitchs, on n’avait pas vraiment de clients fixes. Mon job était très particulier. J’avais un profil à cheval entre commercial, new business, planning et créatif aléatoire. Aujourd’hui, je fais un peu la même chose. Sauf qu’on est 180 et qu’il y a des gens extrêmement talentueux à tous les postes. Et aussi que je ne dors plus à l’agence.
Tu fais partie de l’équipe à l’origine de la campagne « Love your Imperfections » pour Meetic. Dis-nous, comment on vend une campagne entièrement basée sur les imperfections ?
C’est une idée présentée lors d’un pitch. Je me souviens encore de la première réaction du client : « C’est génial ! Mais pourquoi pas dire love who you are? » Heureusement, on a tenu bon. On a réussi à les convaincre que tous les films avec Hugh Grant, les Bridget Jones, etc. sont des films où les rencontres se basent sur des imperfections. C’est là qu’est le charme.
Il faut dire que le propos était audacieux. Certes, en 2013, c’était le début des statements de marques. Ça accompagnait cette tendance. Néanmoins, le directeur marketing de Meetic était un ancien de P&G. Le genre de mec très porté sur la démo produit et le retour sur investissement immédiat. Autant dire que faire toute une campagne sur les défauts, c’était un pari. Mais si le propos était bold, l’exécution, elle, était beaucoup plus acceptable. Ce fut peut-être le secret de la vente. Dans la campagne, on mettait en scène des défauts mignons. Il fallait contrebalancer la radicalité du discours avec une forme plus convenable.
L’autre clé de la vente, c’était d’expliquer qu’en réalité ce n’était pas une campagne sur les imperfections, mais un truc sur l’empathie. Ce n’est jamais simple de se mettre sur un site de rencontre. Il y a de l’enjeu, tu te mets à nu… Et puis à l’époque, c’était un truc encore un peu honteux. Sauf peut-être Tinder qui était déjà cool.
Tu es aussi à l’origine de la campagne Le dernier carré de Milka. L’une des campagnes les plus primées de Buzzman.
Encore une campagne née d’un pitch ! C’était un gros pitch pour nous, à l’époque. Et pourtant, on avait décidé de ne présenter que cette idée. Alors qu’on se disait tous qu’il y avait très peu de chances que ça aboutisse.
C’est la cliente qui nous a dit « Il faut absolument le faire ! » C’est elle qui a tout fait ! Elle a galéré pendant 1 an. Elle est allée voir la R&D de Milka à Zurich pour créer des moules dans lequel il y avait un carré en moins. Ça paraît bête, mais dans un groupe comme Mondelez, c’était énorme de faire ça.
Quelles leçons as-tu tirées de ces campagnes ?
Ce type de présentations, Meetic et Mondelez, c’est l’histoire de Buzzman. On ne présente rien en pitch qu’on ne présenterait pas à l’un de nos clients en place. Il n’y a pas d’idées calibrées pour les compétitions. Et les rares fois où on l’a fait, on a perdu ! On part toujours du principe que le client ne sait pas réellement ce qu’il veut. C’est à nous de lui proposer quelque chose de suffisamment incontestable pour qu’il aille là où il n’avait pas prévu d’aller. Surprendre agréablement un client en lui montrant que sa marque peut être plus que ce qu’il pense, c’est ça le vrai kif de ces présentations.
Quelles sont les campagnes où tu t’es déjà dit « mais comment ont-ils vendu ça ? »
Le gorille de Cadbury & toute la plateforme Skittles. Peut-être parce que j’ai du mal à rationaliser ce genre de campagne. Et pourtant, je trouve ça génial. D’une certaine façon, c’est exceptionnel car c’est inexplicable.
Pour moi, le gorille de Cadburry, c’est une pure vente de directeur de création. Et puis Skittles… on atteint un tel niveau d’absurdité. Les campagnes sont folles et le brand book est encore plus exceptionnel.
Quelle est la vente qui t’a fait le plus halluciner ?
C’est drôle, mais lorsqu’on raconte des pistes chez Buzzman, on peut changer d’avis en plein milieu de la prez. On peut raconter une idée et dire soudain « non, mais en fait, c’est pas si fou ». C’est quelque chose qui m’a marquée.
Sinon, rien à voir, mais la présentation Bic. Pendant toute la prez, Georges appelait le produit par un mauvais nom. Et pourtant, on a vendu la campagne. C’était The human curling.
La présentation Tipp-Ex aussi. Au moment où Thomas et Georges présentent la campagne, la prod’ digitale annonce que l’idée n’est techniquement pas faisable. Mais quand le client demande si c’est possible, les gars répondent « Oui, oui, bien sûr ! ». Finalement, ils ont trouvé un mec de Youtube qui a trouvé des solutions. Ouf !
C’est une campagne représentative de l’agence. Parfois, on présente un film avec une star en disant « On aura cette star » alors que pas du tout. Ça arrive souvent que le juridique, la prod, la tech nous dise qu’une campagne n’est pas faisable. Mais à chaque fois, on y va quand même. Quitte à trouver des solutions ensuite. Et puis si c’est vraiment impossible, c’est pas grave. Il n’y a pas mort d’homme. On trouvera autre chose.
Autre histoire drôle : quand on a présenté Don’t call me Jennyfer, on a fait toute la prez sur le fait que le prénom Jennyfer est un prénom pété. À la fin de la prez, on apprend que c’est le prénom de la fille du fondateur. Silence gêné. Georges fait une blague pour détendre l’atmosphère et le mec finit par acheter la campagne !
Lors des plan’s board, les réunions internes où les créatifs présentent leurs idées, on a l’habitude de voir les commerciaux chercher la petite bête. À quoi penses-tu dans ces moments-là ?
Je fonctionne énormément à l’instinct. J’y vais comme un enfant en me disant « Va-t-on me raconter un truc cool ? ». Il y a ceux qui voient tout de suite les problèmes posés par une idée et ceux qui voient tout de suite le potentiel. J’ai choisi mon camp. Mais je suis très exigeant. Je dis plus souvent qu’une idée n’est pas ouf que l’inverse. Mais à la fin, je me dis toujours que si l’agence trouve ça bien, un client va trouver ça bien. C’est aussi simple que ça.
Chez Buzzman, on dit souvent qu’on n’est pas là pour faire des films. On est là pour faire des bons films. Ça nous arrive tout le temps de reporter des présentations de pitchs ou des réunions parce qu’on veut y aller avec des choses auxquelles on croit.
Quel est ton meilleur souvenir de carrière ?
Le gain de PMU. On est en 2018, on avait briefé absolument toute l’agence. 120 personnes ! Pendant deux semaines, on ne s’occupait quasiment pas de nos autres clients (et on tient à les remercier pour leur patience !). Je me souviens encore de Georges déclarant lors du brief « Ce pitch, on va le gagner et on va le gagner dès le premier tour ». Et en effet, il n’y a eu qu’un seul tour.
On a fait une teuf énorme ! George ne le dira pas, mais quand on a gagné, il s’est mis à pleurer. C’est le genre de victoire qui change une agence. Le film gagnant était une idée pondue par deux stagiaires (Oswald Yvan & Apolline Lemaire). Ils n’avaient pas la chute, mais ils avaient l’idée.
Tous les autres films présentés au pitch, on les a faits par la suite. C’était une compétition d’une intensité folle. Aujourd’hui encore, c’est l’un des meilleurs souvenirs de beaucoup de gens à l’agence.
As-tu des personnalités qui t’ont inspiré durant ta carrière ?
Évidemment Georges. Pas forcément pour son génie créatif ou ses conseils. Mais parce que c’est un putain de souffleur de confiance. T’as souvent peur dans ce métier. Lui, il n’a jamais peur. Il ne te reprochera jamais de perdre, à condition que tu perdes avec une bonne campagne. Réfléchir de cette façon, c’est beaucoup de pression. Mais ça met en confiance.
En matière de stratégie, Martin Wiegel. Ces decks sont juste fous ! Des points de vue toujours justes et en même temps peu commun.
Quels sont les conseils qui t’ont le plus servis jusqu’ici ?
Je me souviens d’un bon conseil de Véronique Varlin, la nana qui m’a embauché chez Euro RSG C&O : « Dans ce métier il faut tous être au service des créatifs ». Ça ne veut pas dire être leur larbin ! Et malheureusement, certains l’ont pris comme ça. Ça signifie qu’il faut les mettre dans les meilleures conditions pour faire les meilleures campagnes, parce qu’à la fin ça dépend d’eux. Tout converge vers cet objectif : écrire un brief sur lequel les créatifs ont envie de plancher, construire la bonne relation client pour que les idées se vendent… mais aussi les mettre en garde quand ils se battent pour un truc sans intérêt qui peut mettre en péril un truc qui tue.
Selon toi, qu’est-ce qui a changé le plus dans le métier depuis tes débuts ?
Les évolutions technologiques, je ne trouve pas que ça change grand-chose dans le fond. En revanche, ça multiplie les formats. Ça change beaucoup de choses parce que ça tue plein d’idées. Je me demande toujours comment les plateformes qui sont juges et parties arrivent autant à imposer leurs standards. Les clients ne font pas beaucoup confiance à leur agence, mais les plateformes ont toujours raison. Ça me sidère.
Sinon, je trouve surtout que tout devient de plus en plus sérieux. Tout ce délire « for good », RSE… On doit mettre du purpose absolument partout. Il y a de moins en moins de place à la légèreté, aux campagnes plus gratos. Et pourtant, Burger King est la preuve que ça peut marcher. Le boss de BK m’a dit récemment « la pub c’est pas du business, c’est de l’entertainment » C’est un truc à méditer, il me semble. Et en le citant là, je lui mets un peu la pression. À ce titre, Tik Tok m’amuse parce qu’il n’y pas d’autres voies que la déglingue. De toutes façons, personne ne sait comment ça marche.
Quels conseils donnerais-tu à un.e jeune commercial.e qui se lance dans la pub ?
Premier conseil : se faire une bonne culture pub. Je dis souvent que tous les commerciaux devraient faire de la création pour se rendre compte à quel point c’est difficile. Quand on est un jeune commercial, il ne faut pas juste tenir le planning, le budget… il faut se forger un œil et se mettre à la place des gens qui doivent résoudre un problème (pas toujours très intéressant) avec une bonne idée…
Deuxième conseil : se farcir des competitive review. C’est des benchmarks où tu scrutes la concurrence. C’est l’occasion de comprendre les stratégies et les rhétoriques en place, de peaufiner son point de vue… Quand je demande à des jeunes pourquoi ils aiment bien une campagne, ils vont souvent me répondre qu’il la trouve drôle, émouvante etc. C’est bien mais ça suffit rarement pour vendre une idée. C’est super important d’avoir une analyse ! Je trouve que les nouveaux arrivants ont peu de culture pub. Alors que c’est tellement important. La création commence par l’imitation. Il faut se farcir plein de choses pour s’inspirer et mieux comprendre.
Les prix créatifs ont-ils de la valeur pour les commerciaux ?
Zéro ! Tu ne sais jamais qui a fait quoi dans ce genre de campagne. Je ne regarde même pas. Un commercial qui a bossé 5 ans sur une marque de fou, ça je vais regarder avec attention. Je préfère presque un commercial qui s’est mangé de la merde pendant un temps de fou, et qui aura les crocs, qu’un mec qui aura fait un ou deux prix et rien d’autre.